Conte de Noël

La légende du garçon de courses

 

            C’est la trêve des confiseurs mais pas des rédacteurs. Ou plutôt des recopieurs. En passant les archives, j’ai trouvé un texte qui est paru au printemps 1997, sur le magazine « L’ultra marathonien ». Il est signé par un certain André Suc. À l’époque, il était adhérent de cette association, au départ militant pour que la fédération reconnaisse cette pratique (ce qui fut fait, avec, notamment l’émergence d’une équipe de France des 100 kilomètres). Aujourd’hui, cette association est toujours en activité, plus dans le style amicale ou liaison. J’ai juste actualisé la date (2012 au lieu de 1996). Et depuis,  pour ma part, à défaut d’équipe de France, j’ai été requalifié en équipe de rances (comme les gens bons). Avec le recul c’est bien que le loisir, avec courses sur route, ou trails ou longues distances ait droit de cité. Mais quand même, le sport, le vrai, c’est la piste et le cross, non ? Comme l’actualité est calme, si la veillée vous semble longue, vous pouvez toujours lire les lignes suivantes. Si vous avez moins de temps, zappez sans dommage…

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         Depuis que, la quarantaine bien sonnée, le démon de la course à pied l’avait envoûté, à combien de compétitions n’avait-il pas participées ! Des pelotons régionaux, il était devenu une figure éminemment connue. Sous sa barbe blanche, sa bonne humeur et sa faconde le faisaient apprécier de tous, coureurs, organisateurs et public. Comme il allait avoir quatre fois vingt ans – comme il se plaisait à dire – il s’alignait désormais sur des distances plus courtes, mais avec toujours la même verve.

Ainsi, le dimanche 26 février 2012, il se présenta à la « Corrida du printemps lacaunais ». Le ciel gris annonçait plus la neige que les beaux jours mais, sur la ligne de départ, l’ambiance bon enfant réchauffait le cœur. Hélas, dès la première des trois boucles à parcourir, le vieux joggeur eut un haut-le-cœur, et s’affaissa sur le macadam quelques mètres plus loin. Immédiatement secouru, il devait rester trois jours entre la vie et la mort, avant d’abandonner au petit matin du 29 février.

 

Arrivée en ciel inconnu

Sur la grande porte du paradis, une multitude de panneaux annonçait « Bienvenue » en toutes les langues et dialectes. Sur un placard plus grand était inscrit en lettres d’or : « Essuyez vos baskets sur le paillasson ». Le nouvel arrivant s’exécuta, avant de pousser le battant du portail. Devant lui, une immense salle. Au milieu, trônait un bureau, derrière lequel une secrétaire s’affairait sur l’écran d’un ordinateur. Il s’approcha et lança un « bonjour » enjoué. Son interlocutrice le toisa un instant d’un regard dépourvu d’aménité, mais ne répondit pas.

« Un peu frisquet chez vous. Mais, reprit ce coureur un rien espiègle, ça ne me gêne pas vous savez : c’est mieux que la chaleur d’à côté ! Alors ça y est, je suis qualifié ? Je reste ici ? » La secrétaire étendit ses ailes dans un geste d’agacement. Si bien que, sous ses aisselles, il remarqua une auréole d’où s’échappait une odeur fétide. « Ici, c’est moi qui pose les questions », dit-elle d’un air pincé. Un ange passa… « Je vais chercher votre dossier », reprit-elle quelques instants plus tard.

 

Un ange de bon conseil

Dès qu’elle fut sortie, poussant un balai à franges, un ange apparut. Ce dernier engagea la conversation : «  Vous êtes nouveau chez nous ?

̶̶  Oui, je suis arrivé ce matin.

̶  Alors vous n’avez pas de chance, vous ne serez pas retenu avec nous autres les élus, affirma l’ange de ménage.

̶  Que se passe-t-il ? Les quotas sont dépassés ? s’enquit le coureur, soudain inquiet.

̶  Non, plus simple que cela. L’informaticien a oublié de rentrer le 29 février dans le programme de l’ordinateur. Par conséquent, il ne peut y avoir de nouveaux arrivants au paradis ce jour-là. Un conseil : cherchez un emploi. »

Comme un bruit de talons annonçait le retour de l’employée de bureau, l’ange s’éloigna en vaquant à ses occupations, laissant son interlocuteur fort perplexe.

 

Le jugement

La secrétaire ramenait des dossiers fort volumineux. « Voici, annonça-t-elle,  le relevé complet de votre passage sur la Terre : classeur bleu, les bonnes actions ; classeur noir, les mauvaises. La pesée de ces documents décidera de votre sort pour l’éternité. » Simultanément, elle déposa ces deux chemises sur chacun des plateaux de la balance. Voyant que les faits à charge étaient plus légers, elle rajouta aussitôt un presse-papier massif sur le dossier à couverture noire. Le mouvement s’inversa. « Vous auriez dû, ronchonna-t-elle, fermer la porte en entrant : je suis obligée d’installer ceci, afin que les imprimés ne s’envolent dans ce courant d’air. Comme vous pouvez le constater, vos méfaits sont plus importants que vos bonnes actions. Donc nous devons vous refuser l’accès au paradis. Désolé. »

Pendant qu’elle énonçait ses conclusions, deux anges très athlétiques s’étaient approchés. Maintenant, croisant leurs ailes, ils étaient postés tout près du coureur. « Mais… mais c’est…, c’est injuste. Vous avez… », balbutiait le condamné aux enfers. « Cette décision est irrévocable, interrompit la secrétaire. Ces deux anges gardiens vont vous raccompagner.

 

Un salutaire emploi

Soudain, notre ami se souvint des propos de l’ange de ménage.

« Je cherche du travail ! s’écria-t-il.

̶  Oh, vous savez, ici aussi c’est la crise. Nous n’avons pratiquement rien à proposer. Et, de surcroît, nous cherchons du personnel très qualifié et expérimenté. (Ils cherchent tous à se sauver comme ça, soupira-t-elle plus bas.) Voyons ce qu’il reste, ajouta-t-elle en pianotant sur l’ordinateur. Ah ! J’ai en magasin une proposition, mais une seule : et déjà plus de mille inscriptions ont été déposées pour une unique place offerte. Afin d’assurer la liaison entre les différents services du paradis, nous cherchons un garçon de courses. Le concours a lieu en début d’après-midi. »

« Sauvé ! Sauvé », pensa le coureur, soulagé : la compétition allait reprendre. Pour quelques instants de bonheur. Ou pour l’éternité.