« Où que tu sois, Dieu te voit. » Cette sentence énoncée, lors d’une leçon de catéchisme, par M. le curé de Paulinet (Tarn) fait souffler sur l’enfant à qui elle s’adresse un vent de panique. Pire que dans les romans les plus noirs de science-fiction. Il en est tétanisé…

Le monde de l’image

Soixante ans après, il s’en souvient encore, même si ça ne l’a pas empêché d’endosser des initiatives variées, il est vrai règlementaires le plus souvent. Aujourd’hui dans le peloton s’étirant sur le ruban d’asphalte de Millau à Peyreleau, Dieu ayant moins d’influence, les hommes ont pris le relais : selfies, vidéos sous toutes les coutures. Et si les images ne suffisent pas, on rajoute textos, SMS, nouvelles instantanées : « Je suis au km 3 ; au ravito de Rivière ; le soleil vient de percer la couche de nuages… » À la façon dont ils doivent (ou s’imaginent ?) intéresser leur public, sans doute sont-ils des stars. Ce n’est pas le cas d’André Suc, pas cette année. Il est vrai que c’est un grand taiseux, encore plus en course. Pourtant, fort de sa grande expérience, il se croit autorisé à servir de mentor à Augustin (dossard 950), un campagnard palois novice sur la distance, au moins sur le goudron.

Trente-cinq, trente-six minutes au 5 km, voilà qui assure 12 h au final. Sinon, il se rabattra sur 12 h 30. Voire 12 h 54, pour battre le temps de 2018. Jusqu’au km 25, ça roule sans prêter attention. Km 30 : ah ! deux, trois minutes « de trop ». Faudrait pas trop lâcher maintenant. Km 35 : on est revenu dans les clous. Suit cette interminable approche de Millau. On va voir : s’il passe en 5 heures au marathon, toutes les éventualités sont encore possibles. Ne pas marcher surtout. Même dans la lente remontée vers le Parc de la Victoire ; de l’autre côté, ça ira tout seul pour redescendre. Dans le Parc, il entend des bourdonnements… le voisinage sans doute. Et, signalé par le speaker tarnais, est bien heureux d’arriver au comptoir du ravitaillement pour s’agripper, davantage que pour s’abreuver ou se restaurer, paramètres non négligés jusque-là.

Le « mental » aussi vieillit

    Trois ou quatre minutes plus tard, déjà 15 h 10. Faut y aller maintenant. Il marche, tranquille pour le moment. Et même un peu plus tard, à 15 h 15. 15 h 20 : itou, et le temps ne passe pas. Le pont Lerouge. Le km 45. Creissels. Sur l’allée d’en face, revient un athlète. Puis un autre, le regard ailleurs. Le soleil qui sort de plus en plus souvent, de plus en plus brûlant. Au-dessus des genoux, les muscles semblent comme enserrés dans des freins de remorque agricole. Et la jonction fémur et hanche (droits) qui manque d’huile. Le viaduc se dresse, si loin… À ce rythme, c’est un retour à Cabannes à 3 h 00 du matin. Et Gisèle (épouse et conductrice retour) qui est au cinéma.

Pas revu depuis une quinzaine de kilomètres, le Palois débouche de sa petite foulée : « Alors, ça va-t-il ? – Pas terrible, je crois que je vais abandonner… » Auparavant, je lui avais fait un laïus sur l’intermittence de la condition physique : durant les périodes de fatigue et lassitude extrêmes, il faut s’adapter, ne pas forcer son allure. Et un quart d’heure (ou un peu plus) après ce coup de bambou, la forme (relative) et l’envie revenaient. Il n’est pas au mieux, lui non plus. « Allez, courage ! » lui lancé-je, et ce sera notre dernier échange verbal. (Il finira en 14 h 45).

Ravito du km 96, …dans le sensdu retour : « J’abandonne. Puis-je vous laisser le dossard, ou dois-je le rendre à Millau ? – Ca va, monsieur ? Ou vous voulez que j’appelle un secouriste, ou la masseuse ? …La navette alors ? » Non, je rentrerai à Millau à pied, tranquille. Et discret, par égard aux concurrents en route pour la deuxième boucle. Car, avec mon débardeur de club, l’on pourrait encore penser que je suis un « athlète ». Où est la faille : canicule anti-entraînements, dispersion d’activités, insomnies partielles, 3 ou 4 kilos en plus, mauvaise adaptation des objectifs ? Autour de la montagne surplombant la ville, les deltaplanes tournoient. Ce matin, plus haut dans la vallée, c’était une compagnie de vautours. Eux, c’est sûr, ils nous auront la peau. C’est juste une question de temps.

Des athlètes admirables

17 h 30. Sur un banc, en face de la mairie et d’une possible sortie de cinéma, les pieds à l’air : « Bravo, bravo ! » Entouré de cyclistes, Hervé Seitz arrive, radieux. Les petits de l’école d’athlétisme vont ensuite l’accompagner, dès l’entrée dans le parc de la Victoire, jusqu’à la banderole. Une vraie star : quatrième victoire ici-même.

17 h 40, même banc. Un couple de vieux Millavois interroge : « Il est passé le premier ? », puis s’assied. Quelques échanges après, l’homme de 87 ans reprend : « Ah, de Lacaune. Le pays de la charcuterie. Murat aussi. Et aussi Moulin-Mage… Ah, c’est sur cette commune que vous habitez ? Mais il y avait bien un facteur qui était passé à la télé ? » Je vends la mèche un peu trop tôt. Et le vieux en m’examinant un peu mieux de reprendre : « Ah oui, maintenant que vous le dites, vous lui ressemblez…« Ce soir, à cause des 100 km, il aura raté une émission (Questions pour un champion) « qu’il ne manque jamais ».

Quant à André Suc, il faut bien se rendre à l’évidence : c’est une star. Oui, mais ça, c’était avant !